Design
9 minutes de lecture
Le 19/06/2023
UX Days 2023 : comment raconter l’histoire d’un produit différemment ?
Jeudi 25 mai dernier, il faisait beau. Le soleil promenait sa lumière sur les baies vitrées de la Cité des Sciences et les UX Days du Flupa nous offraient une multitude d’ateliers avec des thématiques toutes aussi passionnantes les unes que les autres. Trop de choix donc pas le choix, il fallait choisir !
Entre le sujet passionnant de l’atomic research par Florence Casonato et l’expérience immersive dans le crédit social animée par le duo de choc de Donut Panic, Quentin Ledoux et Pierre Minelli, j’ai jeté mon dévolu sur l’atelier de Julie Fontaine et Matthieu Vetter : Storytelling d’un produit, de l’arc au panier 👩🏻🧑🏻.
Pour un UX Writer et romancier comme moi, la promesse était savoureuse : tester 2 approches pour construire le storytelling d’un produit ✍🏻.
Et bien, je vous le dis dès maintenant : je n’ai pas été déçu…
Raconte-moi une histoire…
On aime tous raconter des histoires. Mieux, on a besoin de raconter des histoires. Voilà comment Julie et Matthieu nous ont réveillés à 9h du mat’. Du coup, moi, j’étais tout ouï…
En tant qu’animaux sociaux, les histoires nous permettent de structurer notre pensée pour donner du sens aux choses et mémoriser les évènements. De l’anecdote racontée dans un dîner de famille aux mythes qui traversent les générations, en passant par nos séries et films préférés, les histoires nous connectent entre humains.
Comme raconter des histoires, c’est un peu l’histoire de ma vie, j’avais en tête ces mots d’Anna Dahlström, lus dans son livre Storytelling in Design : “Les histoires ont un effet persuasif sur nous car elles se connectent à nous émotionnellement.” C’est ainsi que les histoires créent du lien : elles nous invitent à comprendre les émotions vécues par nos pairs en limitant nos efforts.
De la même manière qu’on retiendra plus facilement un évènement historique mis en scène dans un film au casting 5 étoiles, on identifiera plus naturellement un produit qui nous raconte une histoire. Et on se sentira mieux accompagné dans un parcours utilisateur qui nous parle à travers des éléments narratifs bien construits.
Car même si cela peut paraître étonnant, voire flippant, nous communiquons avec les interfaces de notre Asus ou de notre iPhone comme avec un être humain.
Dans The Man Who Lied to His Laptop, le Professeur de Stanford Clifford Nass et la Product Design Leader Corina Yen mènent 100 expériences qui montrent que les utilisateurs passent plus facilement à l’action lorsque le produit numérique crée une connexion émotionnelle et humaine avec eux. Leur explication : nous faisons davantage confiance à un produit qui s’exprime à travers une personnalité cohérente, donc crédible, donc humaine qui nous raconte son histoire.
Mais comment raconter une histoire ?
Raconter une histoire : le voyage du héros ou récit flèche
On a tous besoin de raconter et d’écouter des histoires. Tu es convaincu ?
Julie et Matthieu n’ont pas eu besoin d’argumenter longtemps pour nous convaincre, car leur histoire était admirablement ficelée.
Et c’est ainsi qu’ils nous ont introduit au Voyage du héros, appelé aussi monomythe. Ce concept développé en 1949 par Joseph Campbell dans son livre The Hero with a Thousand Faces tendait à prouver que tous les mythes du monde sont universellement structurés selon ce voyage initiatique en 12 étapes.
Pour résumer, citons l’auteur lui-même : “Un héros s'aventure à quitter le monde du quotidien pour un territoire aux prodiges surnaturels : il y rencontre des forces fabuleuses et y remporte une victoire décisive. Le héros revient de cette mystérieuse aventure avec la faculté de conférer des pouvoirs à ses proches.”
Julie et Matthieu nous illustrent cette structure narrative à travers ce qu’ils appellent le “récit flèche”. Et ce récit repose sur 4 grands principes :
- Individuel 👨🏻
- Conquérant 👊
- Résolution par la lutte 💪
- Unique et maîtrisé 🤸♂️
Ce héros bien identifié qui sort de son existence ordinaire pour conquérir le monde et devenir meilleur, j’ai moi-même pu l’éprouver. En relisant mon premier roman Moi j’suis de la race écrite !, j’ai pu retracer chaque étape de ce voyage du héros, alors même que je ne l’avais pas en tête lors de son écriture. Incroyable : Jonas, jeune de cité à l’existence ordinaire, est un jour appelé par sa destinée d’écrivain. Au plus mal de sa quête, entre ivresse quotidienne et malaise identitaire, une rencontre amoureuse va lui donner la force de relever le défi de l’écriture. Devenu un homme meilleur, donc écrivain, il rentre dans sa cité et s’enferme dans sa chambre pour écrire son histoire et la livrer au monde.
Et oui, le récit flèche est partout, dans nombre d’histoires et de storytellings des produits. Apple, McDonald’s, Nike… Ou plus précisément : “Pensez différemment”, “Venez comme vous êtes”, “Just do it”... Quelle marque n’a pas tenté de vous convaincre qu’en achetant son produit, vous deviendrez ce héros magnifique qui conquiert le monde avec une maîtrise hors du commun ?
Tu y as cru ? Moi aussi. Il faut croire que nous ne sommes pas si uniques. Mais rassure-toi, une autre histoire est peut-être possible…
Raconter une autre histoire : le bouteillisme ou récit panier
Pendant qu’on flottait dans cette héroïque révélation, Matthieu nous exposait les contours d’une autre forme de récit possible : le bouteillisme ou récit panier.
Développé en 2018 par l’auteure de science-fiction Ursula K. Le Guin dans son texte La théorie de la Fiction-Panier, ce storytelling prend le contre-pied du voyage du héros en situant l’histoire dans des actions collectives, moins spectaculaires et plus complexes.
De la même manière que Viriginia Woolf s’essayait dans son livre Trois guinées à réinventer la langue anglaise en remplaçant le mot “Héroïsme” par “Botulisme” pour raconter une histoire différente où le “héros” devient “bouteille”, Ursula K. Le Guin propose à présent de considérer la bouteille comme un héros. Pas seulement la bouteille de gin ou de vin, mais la bouteille au sens ancien d’un contenant en général, d’une chose qui contient autre chose.”
Autrement dit, construire des histoires qui reçoivent une multitude de points de vue plutôt qu’une “histoire-qui-tue” comme la flèche du héros qu’on suit et qu’on admire sans concession.
Julie et Matthieu nous illustrent cette histoire qui contient des histoires à travers ce qu’ils appellent le “récit panier”. Et ce récit repose sur ces 4 grands principes :
- Collectif 👩🏽👨🏻🦲
- Inclusif 🌍
- Résolution par le débat 🤝🏻
- Polyphonique 🎶
Ceci étant dit, une question se pose : pourquoi ce récit a-t-il disparu de notre civilisation ?
Pour y répondre, Ursula K. Le Guin remonte à l’époque préhistorique des régions tempérées et tropicales, avant même la démocratisation de la chasse au mammouth, quand encore “entre 65 et 80% de ce que mangeaient les êtres humains dans ces régions était cueilli.” Et elle ajoute avec ironie : “Il est difficile de faire un récit vraiment captivant en racontant la manière dont j’ai arraché une graine d’avoine sauvage de son enveloppe, et puis une autre, et puis une autre, et puis une autre (…) Non, vraiment ça ne tient pas la comparaison avec la manière dont j’ai plongé ma lance au plus profond du flanc titanesque et poilu, tandis que Oob, empalé sur l’une des gigantesques défenses, se tordait en hurlant, et le sang jaillissait partout en de pourpres torrents…”
Dans notre civilisation où le mythe du chasseur domine celui des cueilleurs, le récit flèche domine le récit panier. Cela prouve bien à quel point raconter une histoire différemment, c’est voir le monde différemment.
Mais dans une époque où l’on cherche justement à créer une vision du monde plus collective et responsable, peut-on imaginer le retour de ce récit panier dans notre façon de raconter des histoires ? Et ce récit peut-il s’appliquer à l’histoire d’un produit ?
Récit flèche ou récit panier : à nous de jouer !
C’est une bonne nouvelle ! s’exclament en chœur Julie et Matthieu. De plus en plus de marques racontent leur histoire à travers ce récit panier.
C’est le cas d’IKEA dans leur campagne de pub “Proudly the second best”, ou traduisez : “Fier d’être second”. On y voit des enfants en bas-âge qui préfèrent s’appuyer sur leurs parents que sur les meubles de la marque pour réaliser leurs premiers exploits. Le produit, ou héros, s’efface ici au profit du lien unique entre enfants et parents. Une mise en scène audacieuse qui colle parfaitement avec la vision du géant suédois : créer un quotidien meilleur pour le plus grand nombre.
C’est maintenant à nous de jouer ! Julie et Matthieu nous présentent les storytellings des marques Salomon et Patagonia. Le principe est simple : on doit identifier les éléments des récits flèche et panier de ces 2 pubs. Et tu sais quoi ? Toi aussi, tu peux jouer…
Crédits : SALOMON : TOMORROW IS YOURS
Crédits : Patagonia : What's next ?
… Alors, tu as bien relevé les différences entre ces 2 récits ?
Tu ne trouveras pas ça étonnant si je te dis que Salomon se raconte à travers un récit flèche, là où Patagonia veut sauver la planète avec un récit panier.
Ou plus précisément, Salomon axe son récit sur des héros individuels qui enchaînent les performances, entraînés par une voix d’homme persuasif et une musique conquérante, là où Patagonia tient un discours éthique et responsable en mettant en scène la solidarité des collectifs sur fond de voix polyphoniques qui dialoguent sur les cordes émouvantes des violons.
Passer du récit flèche au récit panier, d’un discours conquérant à une histoire inclusive. C’est l’effort que Julie et Matthieu nous ont demandé de faire pour conclure leur atelier : repenser l’Elevator Pitch des marques Instagram, Nike et BMW. Et pour ne rien vous cacher, on a bien galéré…
Merci à Julie et Matthieu d’avoir écarquillé nos yeux déjà bien ouverts sur la possibilité de raconter des histoires différemment. Car si raconter une histoire traduit notre vision du monde, vouloir un monde plus responsable, c’est raconter une histoire polyphonique, plus inclusive, qui ne met plus en scène un seul héros, mais une multitude de héros agissant ensemble. Et comme on l’a vu, cette histoire est 100% compatible avec le discours des marques qui nous accompagnent au quotidien.
Il ne te reste plus, cher lecteur, qu’à raconter ces histoires différentes autour de toi et pourquoi pas, à en lire, en commençant par celle d’Ursula K. Le Guin, juste ici.
Yohann Elmaleh, UX Writer
Sources :
Anna Dahlström, Storytelling in Design : Defining, Designing, and Selling Multidevice Products, éd. O'reilly media, 2019.
Clifford Nass, The Man Who Lied to His Laptop, éd. Current, 2010.
Joseph Campbell, Le héros aux mille visages, éd. J’ai Lu, 2013.
Yohann Elmaleh, Moi j’suis de la race écrite, éd. Flammarion, 2020.
Ursula K. Le Guin, La théorie de la Fiction-Panier, 2018.
Virginia Woolf, Trois guinées, éd. 10/18, 2002.